C’est l’évènement du jour : paraîtrait que sur certains mots, l’Académie Française préconise d’enlever le circonflexe (quand ça ne change pas la prononciation et qu’aucune confusion n’est possible avec un autre mot) ; sur d’autres, le tiret s’en irait ; pour un dernier, c’est le « i » qui ne se prononce pas qui part. Oignon deviendrait ognon. 

D’abord, ce n’est pas une nouvelle, ça date de 1990, et c’est une révision officielle de l’orthographe française depuis 2008, enseignée comme telle. La version avec circonflexes, tirets et « i » qu’on ne pronconce pas est toujours valable, juste considérée comme vieillie. 

Mais aujourd’hui, les éditeurs et éditrices de manuels scolaires ont décidé de s’unifier et d’appliquer les règles qui ont plus de vingt ans dans leurs ouvrages.

Levée de bouclier, expression paranoïaque de l’assassinat de la langue Belle et Grande, ça hurle sur les réseaux sociaux au nivellement par le bas, on fait des pétitions et on balance du hashtag en veux-tu en voilà.

Et me voici circonspect. A croire être le seul bienheureux de cette réforme, et malheureux qu’elle n’aille pas plus loin. Je suis circonspect de voir à quel point les gens considèrent leur langue comme un héritage patrimonial à respecter et à bien soigner, et point comme un outil leur appartenant et devant leur servir à s’exprimer au plus juste, au plus intelligible, au plus fidèle à la pensée.

C’est incroyable la rapidité avec laquelle les gens peuvent devenir conservateurs. Et élitistes, surtout. Parce que c’est ça qui est beau, c’est ça qui est défendu, non, dans l’insurrection contre la disparition de certains circonflexes au nom de la fameuse complexité de la langue française, c’est qu’elle permet de bonne heure de séparer le bon grain de l’ivraie ? La fameuse complexité de la langue, qui met des circonflexes, fait s’accorder l’auxiliaire ‘avoir’ parfois oui, parfois non, donne autant d’exceptions que de règles, fait du masculin la valeur absolue, cette langue a été modelée par l’Académie Française (qui reviendrait donc sur ses pas) en dépit des habitudes langagières de l’époque, afin de la rendre « noble », c’est-à-dire séparer le parler du peuple du parler des élites. Pour qu’en s’exprimant, on parle son statut social, en quelque sorte. Tout est dans le projet. Beaucoup de règles ont été complexifiées pour en faire une langue tortueuse (changement des règles d’accord, surtout), et une langue où le masculin est plus présent que le féminin. Je vous invite à regarder le travail d’Eliane Viennot à ce sujet.

Les règles de français viennent d’un endroit assez pourri en fait, de la concentration du pouvoir noble et masculin, et se sont faites en dépit des usages. Ces règles n’ont pas prévalu dans les parlers et les écrits des français avant la fin du XIXe, avant ça beaucoup de Français.es se sont battus pour qu’elles n’adviennent pas, parce qu’à force de compliquer la langue, elles la pervertissaient et en faisaient un but plus qu’un outil.

Avant cet avènement, par exemple, à chaque mot masculin désignant une fonction correspondait un mot féminin, les adjectifs s’accordaient selon le principe de la proximité (on accordait en genre et en nombre avec le dernier mot du groupe de mot, et l’adjectif valait tout de même pour la totalité), les participes présents s’accordaient en genre et en nombre avec la personne locutrice ou concernée, le participe passé avec l’auxiliaire avoir s’accordait avec le COD quelle que soit la place de celui-ci, le « le » qui désigne le complément d’objet ou le qualificatif d’une phrase précédente s’accordait aussi à la personne locutrice ou concernée…

Une langue qui n’évolue pas au contact des époques et des appropriations est une langue morte. Le circonflexe n’est jamais que la marque qui signifie « jadis, il y avait un ‘s’ après cette lettre », nénuphar vient du persan « ninufar » (on a mis un ‘ph’ pour que ça fasse grec, mais il serait plus fidèle à l’original de mettre un ‘f’…), bref cette réforme ne devrait pas porter qu’à sentences scandalisées (on nous saccage notre langue !) mais à réflexion sur le sens des mots, et le sens premier du langage, et de l’écrit : se faire comprendre, exprimer le plus précisément possible ses envies/volontés/réflexions/questions/informations. Parfois, nettoyer un coup pour rendre un peu moins imposant et plus accueillant le château de la langue, ça peut être une bonne idée.

Je ne vois pas où est le problème d’enlever les circonflexes là où les circonflexes n’influent pas sur la prononciation ou la distinction entre deux homophones. Pour les « ph », il ne s’agit pas de tous les enlever, mais seulement des mots dont l’étymologie n’en justifie pas l’usage. Pour oignon, ce ‘i’ est un fossile de l’ancien français qui a été supprimé de bien des mots sans que ça pose problème. A ce que je sache, on écrit montagne ou besogne (contre montaigne et besoigne à l’époque) sans que ça pose problème. C’est juste acheminer le mot vers là où la prononciation et l’écrit se rejoignent. Et ce ne devrait être que le début d’un chemin de réflexion plus long, au bout duquel la langue que nous écrivons et parlons cesserait d’être un monument hérité des pères de nos pères et de leur morale, pour devenir ce qu’elle devrait être, une langue vivante, un véhicule organique, mouvant.

Matthias Claeys

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