La compagnie mkcd a produit en 2017 le spectalclePhèdre/Salope*, qui traite de la question de la représentation du féminin au théâtre (et au-delà). Voici un rapide condensé des réflexions inhérentes au spectacle. La livre « De Phèdre à Salope » est paru la même année, réunissant l’enquête et les réflexions que nous nous sommes faites en construisant le spectacle**.

On peut lire, souvent, dans les programmes de théâtre, dans les témoignages de metteurs et metteuses en scène, dans ceux des comédien·nes, que Racine a su magnifiquement dépeindre l’âme féminine, ce qui est une notion qui n’a de cesse de m’étonner. Parler d’âme ou de nature féminine, c’est supposer que, dans la bipartition des sexes, chacun implique au-delà des organes reproducteurs des différences fondamentales de nature. Il y aurait l’essence des hommes, et l’essence des femmes, qui impliqueraient des différences naturellement observables de comportements, de capacités…

Phèdre a été écrite en 1677, et est, selon moi, une tragédie de la transgression des genres (plutôt qu’une tragédie de la folie féminine, ou de la folie amoureuse). C’est le silence qui devrait faire la vertu de son genre auquel Phèdre s’applique à se soumettre, c’est la folie de son désir à laquelle elle est condamnée de manière ontologique, et quand elle se rend coupable, ce n’est pas d’aimer, ce n’est même pas tant de le dire – puisque ça lui échappe – c’est de ne pas expier en martyre et sauver le monde par son sang, en tout cas pas assez vite. Elle est – entre autre – coupable d’être témoin des effets funestes de la transgression de sa condition.

Si on résume grossièrement les études historiques (de Dominique Godineau, d’Éliane Viennot, d’Aurore Évain et de Benoîte Groult principalement), et qu’on se place du point de vue symbolique propagé par les instances de pouvoir politique, religieux et d’éducation, le genre féminin au XVIIe est associé au manque de raison, à la violence des désirs et à la soumission physique à ces désirs. Les femmes sont les victimes de leur genre/sexe, qui peut par trop de contact ou par infiltration dans un milieu masculin (comme les lieux de pouvoir), contaminer les hommes et les déviriliser. Le genre masculin est alors, jusque dans la grammaire, proclamé comme étant le plus noble : c’est le genre solaire, rationnel, équilibré ; mais aussi le plus faible, finalement, puisqu’il s’agit de le sauver du péril féminin. Le masculin, c’est l’esprit avant le corps, le féminin, c’est l’inverse.

Quand on accusait les femmes à peine un siècle plus tôt de malignité, quand on soupçonnait qu’elles pouvaient prétendre aux mêmes rangs que leurs congénères dotés de pénis, le XVIIe commence un virage essentialiste et naturaliste qui va entériner une vision du féminin qui deviendra un socle sociétal jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale. En effet, le XVIIe étant aussi le siècle des sciences et des velléités à comprendre l’organisation des corps et du monde, la différence des organes sexuels entre les hommes et les femmes donnera naissance à des interprétations d’ordre ontologique. On décrète que contrairement à ce que certains pensaient auparavant la femme n’est pas le chaînon évolutif avant l’homme, elle est même est parfaite en elle-même, ce qui ne l’empêche pas d’être inférieure à celui qui l’a précédée dans la Création. Les femmes sont proclamées dépendantes de leur utérus, organe colérique et tempétueux. Elles ont/sont le sexe caché, êtres nocturnes, ténébreuses. Le fait d’avoir le sexe dehors, qui indique clairement la situation de désir, rend les hommes plus dignes de confiance. Une chance pour elles, si on peut dire, la science n’a pas encore compris que les femmes n’avaient pas besoin d’orgasme pour former des ovules et être fécondées, et jusqu’au XIXe, elles seront excusées de leur appétit sexuel (c’est la faute de leur utérus, et en plus c’est nécessaire à la procréation). D’ailleurs, depuis le Moyen-Âge jusqu’à la Révolution, on attribue plus volontiers aux femmes les pulsions sexuelles, et le discours voulant « que les hommes n’y peuvent rien, ils ont des pulsions sexuelles alors que les femmes ont besoin de sentiments » ne date que du XIXe. D’ailleurs encore, au XIXe, quand les bourgeois s’installeront définitivement au pouvoir et qu’on découvrira que l’appétit sexuel féminin et le plaisir éprouvé par ces dames n’est pas contingent à la procréation, on en arrivera à prôner pour leur santé qu’il faut des femmes quasi-frigides ; celles qui oseront affirmer un minimum d’appétit et de liberté sexuelle seront classées comme hystériques, finiront dans des asiles, ou enfermées dans la maison de papa.

Freud dira que les femmes souffrent de leur absence de pénis, Lacan reprendra plus tard. Et leur affirmation, si elle n’avait pas été prise à ce point au pied de la lettre, projetait une vérité crue sur le monde occidental : les femmes, non pas en tant qu’elles-mêmes, mais en tant qu’êtres féminines dans un monde absolument dominé par le masculin, souffraient assurément de cette absence de pénis, étant le seul attribut à même d’apporter reconnaissance sociale et liberté d’être en tant que soi. Sans le pénis, en plus et avant-même d’être assimilées à leur classe sociale et contraintes dans ses frontières, les femmes étaient (sont encore ?) d’abord contraintes et assimilées par leur statut sexuel/genré. Passera le temps, et les revendications et évolutions sociales qui ont parsemé le XXe.

On en arrivera aujourd’hui, pour certain·es, à croire qu’en Occident, la parité (quand d’égalité il n’est pas question, les différences étant trop importantes…) est acquise, que la « guerre des sexes » n’a plus lieu d’être, parce que des femmes accèdent aux postes de pouvoir. On en arrivera à penser que le combat n’est plus qu’économique, pour l’égalité salariale. Et j’oserai dire qu’on se fourvoie avec force sur un point essentiel : les évolutions sociétales sont de grands pas, mais ne doivent pas cacher que le fondement du système est resté le même ; c’est la bite (réelle ou symbolique), qui fait l’Homme, c’est le fait d’avoir des couilles (réelles ou symboliques) qui fait la détermination. Dans le monde dans lequel nous vivons, dans nos sociétés paritaires, on continue à attendre des personnes au pouvoir des qualités de virilité, et les femmes qui en font preuve font figure d’exception à leur nature. Ou quand elles réussissent à arriver aux hautes sphères du pouvoir (au niveau de l’entreprise, de l’État…) elles seront souvent conviées à la gestion de domaines considérés comme d’ordre féminin (l’éducation, la santé, la culture, les ressources humaines…), c’est-à-dire qui nécessitent la bonne gestion du foyer, quand aux hommes sera plus volontiers confiée la gestion de l’avenir du foyer, ou si on prend l’image d’un bateau : aux femmes son entretien et l’assurance de son bon fonctionnement humain, aux hommes l’assurance du bon fonctionnement matériel et surtout du maintien du cap. Ce sont des traits grossièrement tirés, sujets à un bon nombre d’exceptions, mais dont je crois qu’ils résument encore aujourd’hui très bien un fait : on n’est pas sorti de la bipartition et de l’essentialisme des sexes/genres. On pense encore souvent la féminité et la virilité comme deux endroits séparés par un mur, on parle encore au nom des femmes (qui sont quand même, se plait-on à le rappeler, plus maternantes, plus douces…), au nom des hommes (qui ont besoin d’action, de conquêtes…), en tant que femme, en tant qu’homme, l’histoire et le monde s’écrivent encore au masculin… Le paradigme qui nous gouverne – capitaliste, blanc et masculin – a su s’accommoder des avancées sociétales. Nous continuons de penser le monde selon les pénis et les utérus (on commence quand même à penser pénis vs vagin, ce qui est une petite avancée, l’utérus c’est la maternité, le vagin ça peut-être le plaisir sexuel..), nous continuons de vivre dans des sociétés où le phallus est le sceptre, même s’il n’est plus nécessaire d’en avoir un entre les jambes pour tenir l’autre – symbolique – fièrement bandé.

Sur les scènes théâtrales, comme au cinéma, comme dans la littérature, les personnages féminins sont beaucoup trop souvent caractérisés en premier lieu par leur appartenance au genre féminin, comme l’explique Morgane Lory***. C’est-à-dire que les personnages féminins et les actrices qui les incarnent servent en général et en premier lieu à être des femmes, quand la réciproque n’est pas vraie, au contraire : le personnage féminin assurant la représentation de l’altérité des sexes, le personnage masculin peut s’occuper à tout autre chose que la représentation de son genre. Il peut accéder directement au discours philosophique, amoureux, politique… Quand le personnage féminin ne pourra le faire qu’en second lieu, et généralement qu’à travers l’expression de son sexe. Médée, Phèdre, Bérénice, Juliette, Antigone, Hermione, Cléopâtre, Nina et consoeurs sont autant d’exploration d’une prétendue nature féminine, parce qu’elles existent d’abord en tant que représentation de ‘la’ femme, alors que leurs homologues sont l’expression d’autant de possibilités de l’être humain, les hommes ayant l’honneur d’assurer l’accès à l’universel. L’homme sur le plateau de théâtre devient très aisément l’Homme, quand la femme, même si elle prend une majuscule, n’aura jamais le droit que de représenter la moitié de l’humanité, la plupart du temps – et c’est un autre problème – écrite puis dirigée, mise en scène, du point de vue masculin, toujours assimilé au point de vue universel. Quand on demande aux metteuses en scène si elles ont un point de vue féminin sur les choses beaucoup réfutent : non, elles ont un point de vue humain. La question n’est pratiquement jamais posée aux metteurs en scène. Ils répondraient sûrement la même chose. Personne ne veut être pris dans le piège de son genre, mais ça tombe bien pour ceux qui ont des testicules, le piège n’est tendu que pour les autres. C’est la même chose avec la couleur de peau. Un·e Noir·e met en scène un spectacle, on y verra un point de vue Noir. Un Blanc, on y verra un point de vue.

Matthias Claeys

* plus d’informations sur le site de la compagnie mkcd

**Pour ce travail de recherche, je me suis notamment inspiré (et parfois paraphrasé) des travaux de Dominique Godineau, Benoîte Groult, Alain Testart, Robert Muchembled, Monique Wittig, Judith Butler, Elisabeth Badinter, Roland Barthes, Luce Irrigaray, Aurore Evain, Eliane Viennot, Caroline Trémeaud, Priscille Touraille, Morgane Lory…

*** voir la conférence de Morgane Lory « En finir avec la mascarade », en écoute ici